L’histoire d’Étienne Doré, partie 1. LE PRISONNIER DES PLAINES D’ABRAHAM

Le champ de bataille des plaines d'Abraham au matin du 13 septembre 1759. Selon les historiens, les forces en présence sont à peu près équivalentes. Les combats débutent vers 10h; après 30 minutes, le front franco-canadien cède sous la poussée des régiments anglo-écossais. Source: C.P. Stacey, Québec 1759

par MARC DORÉ

Étienne Doré est identifié dans une lettre du gouverneur de la « Province of Quebec » James Murray au comte d’Egremont, un secrétaire d’État de Sa Majesté britannique. La lettre est datée de Québec, le 8 septembre 1762, et est signée par H.T. Cramahé, secrétaire du gouverneur Murray.Voici l’extrait pertinent :

« There inclose a List of Canadians supposed to be dispersed in the several Prisons of Great Britain or Ireland, and am to lay before your lordship, the Tears and entreaties of their Friends and relations, who implore your powerful intercession with His Majesty, for their being restored to their several Families, whose good Behaviour hitherto strongly pleads in their Behalf.” Source: publiée dans le Bulletin des Recherches Historiques, vol. XXXII, no. 5, Lévis, Mai 1926. L’original est aux Archives nationales du Québec.

NOTE : Hector Théophile Cramahé était le fils d’un huguenot qui avait immigré en Angleterre à la fin du XVIIe siècle. Arrivé dans l’armée de Wolfe, ce francophone devint secrétaire du général, puis gouverneur, James Murray.  Il devait aussi servir les gouverneurs Carleton et Haldimand. Au final, il aura passé une vingtaine d’années dans la Vallée du Saint-Laurent, avant de retourner en Angleterre, dans les années 1780. On dit qu'il avait une certain sympathie pour les Canadiens-français, par leur origine commune, mais aussi une aversion pour leur religion catholique.

La liste comprend 343 noms, soit treize officiers et 330 hommes de troupe. Y sont aussi identifiés leur paroisse d’origine, parfois le moment et l’emplacement de leur capture, ainsi que le lieu de leur prison en Angleterre. Ainsi, sous Saint-Augustin, on trouve deux noms : Estienne Doré et Charles Gingras, capturés le 13 septembre 1759, et possiblement emprisonnés à Portsmouth. Cette ville du sud de l’Angleterre, est à l’époque l’un des principaux ports militaires de la Grande-Bretagne et la base de la flotte. L’identification par les paroisses est par ailleurs logique, dans la mesure où les milices canadiennes étaient organisées sur une base paroissiale.

Le généalogiste Raymond Doré avait mentionné cette lettre et son contenu dans ses travaux des années 1970-90 ; un texte paru dans le premier numéro du Bulletin Doré au printemps 1992 fait état du nom d’ « Estienne Doré », mais sans détails permettant de l’identifier réellement, ni sur son sort après la lettre de 1762.

Disposition des troupes le 13 septembre 1759 sur une carte contemporaine de Québec; la front est situé à peu près sur la rue Cartier. Source: quebecurbain.qc.ca

Étienne, Étienne et Étienne : lequel est le bon?

Il y a plusieurs Étienne Doré à Saint-Augustin et aux alentours à cette époque; c’était un prénom répandu et une recherche faite dans un autre cadre a permis de retracer 17 Doré prénommés Étienne nés entre 1680 et 1820, tous apparentés évidemment car tous  descendants des deux fils du pionnier Louis Doré, Pierre-Louis et Étienne.
En 1759, on trouve trois Étienne Doré vivant à Saint-Augustin; deux d’entre eux seront encore là dans le recensement de 1762 commandé par le gouverneur Murray. Le premier Étienne est le fils d’Étienne Doré (premier du nom) et de Marie-Charlotte Morisset et donc le petit-fils de l’ancêtre Louis Doré. Il est né le 13 mars 1724 à Saint-Augustin, et il s’est marié le 18 janvier 1751 avec Marie-Angélique Trudel, à Neuville. Il a vécu à Saint-Augustin avec sa femme et leurs 12 enfants. Il est décédé en 1810, à Saint-Augustin, à l’âge de 86 ans. En 1759, il a donc 35 ans.
Le second Étienne est le fils du précédent Étienne et Marie-Angélique Trudel, né à Saint-Augustin le 2 juin 1755, marié à Marie-Charlotte Vermet à Saint-Augustin le 13 novembre 1786, et décédé à Saint-Augustin le 6 février 1840. En 1759, il n’a que 4 ans.
Il y a un troisième Étienne Doré, et son profil correspond à celui du prisonnier des Plaines. Selon Jacques Mathieu et Sophie Imbeault, les auteurs de « La Guerre des Canadiens », le prisonnier des Anglais est né à Saint-Augustin en 1739; il est le fils de Louis et Marie-Charlotte Gingras, et membre d’une fratrie de dix, six filles et quatre garçons. Son père Louis Doré (né en 1701) est le fils de Pierre-Louis qui lui est le fils aîné de l’ancêtre Louis Doré. Au moment des événements, on croit que le père d’Étienne est déjà décédé car on perd sa trace après 1748, mais on ignore la date de son décès; sa femme Marie-Charlotte Gingras est vivante au moment de la requête du gouverneur Murray.
Et si le nom de cet Étienne Doré n’est pas mentionné dans le recensement de 1762, c'est qu'il n'est pas là.

 

Le gouverneur James Murray

Le 13 septembre 1759, au petit matin, les troupes britanniques sont installées sur les plaines d'Abraham

C'est la surprise, ce matin du 13 septembre 1759, pour Étienne Doré, 19 ans,  et qui comme tous les hommes de 16 à 60 ans, est conscrit dans la milice de sa paroisse, en poste devant Québec. Quand il s’est réveillé ce matin-là, il a pu constater comme toute la population de Québec que les troupes britanniques sont arrivées durant la nuit sur les plaines d’Abraham, par le chemin du Foulon. En vitesse, les régiments d’infanterie français, les soldats de la Marine, les miliciens canadiens présents autour de Québec et des combattants autochtones s’installent eux aussi sur les plaines d’Abraham, en prévision de la bataille qui s’annonce.

NOTE : Deux ouvrages historiques s'attachent minutieusement à décrire les événements de ce jour-là tout en procédant à une étude exhaustive des forces en présence. "La vérité sur la bataille des plaines d'Abraham", de D. Peter Macleod publié aux Éditions de l'Homme en 2008; et "Québec, 1759, Le siège et la bataille", de C.P. Stacey, un ouvrage de 1959, qui a été traduit en français et publié aux Presse de l'université Laval en 2009.

Le général français Montcalm dispose en vitesse les troupes qu’il a sous la main : cinq régiments d’infanterie (La Sarre, Languedoc, Béarn, Guyenne, Royal-Roussillon), deux bataillons des compagnies Franches de la Marine, et des combattants canadiens : miliciens de Montréal, Trois-Rivières et Québec, ville et région, additionnés de combattants indiens.

On dit, et on a écrit, que Montcalm avait peu confiance aux combattants canadiens, miliciens et indiens, pour faire la guerre à l’européenne; reconnaissons que ces soldats et guerrier, malgré leur valeur reconnue au combat, n’étaient tout simplement pas entraînés comme les soldats des machines de guerre européenne à s’affronter face à face en formations serrées avançant sans faiblir sous le feu ennemi tout en tirant eux-mêmes sur l’adversaire.

Pourtant, ce matin-là, sans attendre les troupes de Bougainville qui s’amenaient au pas de course de Beauport, Montcalm décide d’intégrer les miliciens canadiens aux soldats français. Les historiens soulignent qu’en conséquence de l’organisation particulière de ses troupes mise en place par Montcalm, la ligne franco-canadienne perdit rapidement de son homogénéité et se rompit en ouvrant le feu de façon désordonnée face au feu nourri des régiments anglais, écossais et allemands compacts.

 

Dans cette bataille féroce qui débute vers 10h, qui se transforme en déroute française après 30 minutes et qui était terminée à midi, les miliciens du district de Québec, placés à l‘aile droite (au nord du champ de bataille, sur une ligne qui suit à peu près l’actuelle rue Cartier) du dernier régiment français et où se trouvait sans doute le milicien Étienne Doré avec le groupe de Saint-Augustin, font face avec les troupes française du régiment de La Sarre et avec les guerriers indigènes algonquiens et iroquois aux féroces soldats écossais du 78e régiment Fraser Highlanders. Se déroule là l’un des plus durs combats de la matinée; et les forces britanniques y subissent de lourdes pertes, surtout face aux miliciens canadiens placés sur l’aile de l’armée anglaise; mais les soldats écossais réussissent à mettre en fuite les troupes françaises et canadiennes, sans toutefois les écraser. Ces combattants français et canadiens vont réussir à s’échapper pour la plupart et pourront se replier éventuellement sur Montréal; au printemps 1760, ils gagneront la deuxième bataille des plaines d’Abraham sous les ordres de Lévis.

 

Une image du peintre David Morier illustrant un affrontement entre les Highlanders écossais qui chargent le sabre au clair et les fusilliers anglais. La charge des mercenaires écossais sur les plaines d'Abraham ressemblait sans doute beaucoup à cette scène.

Mais Étienne Doré ne sera pas de ce deuxième affrontement : il est fait prisonnier le 13 septembre 1759 dans la bataille des plaines d'Abraham, avec son cousin Charles Gingras (la mère d’Étienne Doré est une Gingras de Saint-Augustin, on l’a déjà dit), sans doute par les Highlanders, puis conduit après la prise de Québec sur un bateau anglais, en attendant son transport vers l’Angleterre. Le départ des Canadiens faits prisonniers sur les Plaines et ailleurs durant l’été 1759, fut précédé par celui de la garnison de Québec, 615 soldats et un nombre inconnu de matelots embarqués le 22 septembre sur quatre navires anglaise et ramenés dans un port français le 13 novembre. Les autres prisonniers, Canadiens et certains Français qui n’étaient pas couverts par les termes de la capitulation de Québec, durent attendre sur les navires anglais durant plusieurs jours; un certain nombre de Canadiens furent débarqués sur l’île d’Orléans avec deux jours de vivres. Les autres, et ils devaient être quelques centaines si on se fie à la lettre de Murray, furent forcés de traverser l’océan vers les prisons anglaises, sans doute à Portsmouth, le port d'attache de la marine de Sa Majesté anglaise.

 

Le petit bouclier et la longue épée "claymore" des guerriers highlanders écossais.

Soldat du régiment de La Sarre vers 1760

Milicien canadien durant le Guerre de Sept ans. Reconstitution par Francis Back pour Parcs Canada

1759 ou la guerre permanente

On n’en a pas beaucoup conscience de nos jours, mais les Canadiens ont vécu les dernières décennies de la Nouvelle-France en guerre quasi perpétuelle. Les hommes étaient conscrits dans la milice de 16 à 60 ans et devaient participer aux opérations militaires régulièrement, autour de chez eux, mais parfois bien loin dans la colonie française. Cette société largement agricole et auto-suffisante arrivait difficilement à combiner le travail agricole avec la guerre perpétuelle. La fin de la décennie 1750 a été marquée par l’invasion des troupes anglaises et s’est terminée par la bataille des Plaines d’Abraham. Toute la grande région de Québec a subi les coups de la guerre, maisons incendiées, récoltes et bétail détruits ou volés, la ville bombardée sans arrêt pendant tout l’été 1759, sans compter les pertes humaines. La situation économique était terrible au début de 1760, et après avoir supporté les soldats de Louis XV, les Habitants durent endurer ceux de George III. Il n’y avait plus d’argent dans ce pays occupé, que des coupons émis par les administrateurs de la colonie durant les dernières années et que le roi de France finalement refusa d’honorer entièrement malgré les termes du traité de Paris en 1763; plusieurs Canadiens firent faillite.

RETOUR D’ANGLETERRE

Je n’ai pas réussi à trouver le moment du retour d’Angleterre d'Étienne, mais on sait qu’il n’est pas revenu sur les terres ancestrales. La lettre de Murray, datée du mois de septembre 1762, est parvenue en Angleterre avec l’un des derniers vaisseaux à faire la traversée Amérique-Europe cette année-là; il est vraisemblable qu’il n’a pas été libéré à ce moment. La signature du traité de Paris le 10 février 1763 marque sans doute le moment à partir duquel Étienne Doré est susceptible de revenir chez lui, au mieux au printemps 1763. La guerre étant maintenant terminée et la souveraineté sur le Canada ayant été reconnue au roi d'Angleterre, le retour des prisonniers n'a sûrement pas traîné, car entretenir des prisonniers de guerre constituait un fardeau financier plutôt lourd pour le trésor britannique. Souvent, les prisonniers devaient travailler pour subvenir à leurs besoins; quand ils étaient libérés, ils devaient s'engager à ne pas reprendre les armes contre leur vainqueur. On ne connaît pas les conditions de la détention d’Étienne Doré, mais il aura sans doute eu l’occasion d’apprendre l’anglais, ce qui lui sera utile plus tard dans sa vie, on le verra bientôt.

On ignore les raisons qui l’ont poussé à son retour à quitter la région de Québec où sa famille résidait depuis l’arrivée de l’ancêtre Louis Doré; mais l’état économique et social de la région de Portneuf durant les années qui suivent la fin de la guerre n’y est sûrement pas étranger. De plus, Étienne était l’un des plus jeunes fils de Louis et avait peu de chances d’hériter de la terre paternelle, qui fut plutôt transmis à son frère aîné Joseph. Exploitées depuis une centaine d’années, les bonnes terres de Portneuf étaient toutes occupées et plusieurs parmi les jeunes Doré partiront à l’époque vers d’autres régions de la colonie, comme on l’a vu dans un autre texte sur ce site. (Les Doré... de la région montréalaise)

Après un hiatus de deux ans, j’ai retrouvé la trace d’Étienne dans la région de Montréal, à Terrebonne, au nord de la rivière des Mille-Îles et face à l’île Jésus. À la date du 20 août 1765, il assiste au baptême du bébé Étienne Vary, fils d’Étienne Vary et de Marie-Josèphe Beauchamp; il est le parrain de l’enfant, la marraine est Marie Rithier Proulx.

NOTE : le patronyme Vary est orthographié de plusieurs manières : Varri, Varry, Verri. Vary est la forme actuelle.

Etienne Vary (dit Neuville, dit Luneville, dit Numainville) est un immigrant né en 1733 à Saint-Jacques de Luneville, évêché de Toul, dans la province française de Lorraine. Il se marie le 6 octobre 1760 à Lachenaie, soldat français resté au pays après la Conquête. Son épouse s’appelle Marie Françoise Beauchamp. Elle décède en 1776 et sa sépulture a lieu au Saut-au-Récollet (Montréal) où la famille semble installée puisque c’est là aussi qu’Étienne sera inhumé à son décès le 12 mai 1811. Vary épousera ensuite Marie-Louise Ouimet à Terrebonne.

Le lien entre Etienne Doré et Étienne Vary est peut-être militaire, à l’origine. Étienne Vary était soldat au régiment de La Sarre, compagnie de Champredon ; il serait arrivé en Amérique avec son régiment en 1756, selon sa fiche dans la base de données Nos Origines. Le régiment de La Sarre fut impliqué dans plusieurs batailles importantes des dernières années de la colonie française, dont celles sur les Plaines d’Abraham en 1759 et 1760. À la bataille de 1759, le régiment de La Sarre était disposé à l’aile droite (nord) de la ligne française, et s’appuyait sur les troupes de la marine et les milices de la région de Québec dont faisait partie Étienne Doré (Voir la carte plus haut). Il est très possible que Vary et Doré se soient retrouvés à proximité durant la bataille, leur objectif militaire étant semble-t-il l’aile gauche du front anglais; il se peut même qu’ils aient combattu côte à côte les Écossais du 78e Fraser Highlander avec leur effrayante « claymore » médiévale dans les charges à l’arme blanche.

Les soldats du régiment du soldat Vary, comme la plupart des troupes restantes après la bataille du 13 septembre, se replièrent sur Montréal. Le régiment de La Sarre prit part à la bataille de Sainte-Foy au printemps 1760, mais se replia finalement sur Montréal où la reddition de la colonie se fit le 9 septembre. Étienne Vary réussit à éviter le retour en France qui était le lot de tous les soldats réguliers en épousant une Canadienne un mois plus tard. Il fit ainsi partie de l’importante cohorte militaire qu’on a appelé « les soldats de Montcalm », dont l’installation en terre de Nouvelle-France entre 1755 et 1763 contribua à compenser presque totalement l’émigration des Français vers la mère patrie après la défaite de 1759.